Chroniques photographiques #1

Kevin Carter, le vautour et la fillette

J’inaugure cette série de chroniques avec une photo que vous connaissez tous…

Kevin Carter, le vautour et la fillette

… mais dont vous ne sauriez probablement pas nommer l’auteur !

Kevin Carter, né en 1960 en Afrique du Sud, devient photographe de sport après son service militaire. Il va rapidement s’engager contre l’apartheid et sera embauché en 1984 par The Star, un quotidien de Johannesburg dont la devise est « telling it is » (dire les choses telles qu’elles sont). Au sein de ce journal il formera le Bang-Bang Club avec Ken Oosterbroek, Joao Silva et Greg Marinovich, un groupe de photojournalistes prêts à tout pour documenter les dernières heures de l’apartheid. Ils sont réputés pour ignorer les risques et se précipiter au milieu des conflits. Leur travail est décrié, ils sont évidemment menacés, mais leurs photos sont d’une importance capitale dans l’implication des peuples étrangers au sein du conflit sud-africain.

Carter Apartheid

Par la suite ils continueront à documenter les guerres africaines, ce qui nous amène à la photo qui nous intéresse : la fillette au vautour. Cette photo mythique a été prise au Soudan, en 1993, à Ayod, où Kevin Carter et Joao Silva s’étaient rendus pour documenter la guerre civile et la famine qui ravageaient le pays. La composition de la photo est rigoureusement classique : les acteurs sont sur des lignes de force qu’on appelle lignes de tiers ce qui renforce leur position et met en valeur le parallélisme entre les deux ; ce parallélisme est aussi accentué par la similitude des deux postures ; enfin, l’absence de contexte et d’autres humains/animaux fait de ce petit garçon (oui ce n’est pas une fille) et de ce vautour des figures symboliques puissantes, propre à déclencher la réflexion. Que représente ce vautour ? Quel peuple semble s’incarner dans cet enfant affamé ? Kevin Carter dira avoir attendu que le vautour ouvre ses ailes en vain. Cela n’empêchera pas la photo d’être publiée par le New York Times, devenant ainsi une des photos les plus célèbres de tous les temps. Dans la foulée son auteur recevra le prix Pulitzer.

Et c’est là que les ennuis commencent. A la remise du prix Pulitzer le public se passionne pour l’histoire de cet enfant esseulé au point de s’interroger sur sa destinée. Les critiques pleuvent. Ainsi le St Petersburg Times, quotidien de Floride, écrit :

L’homme qui n’ajuste son objectif que pour cadrer au mieux la souffrance n’est peut-être aussi qu’un prédateur, un vautour de plus sur les lieux.

Kevin Carter se voit obligé de justifier son action et de dévoiler le contexte de prise de vue. L’enfant est aux abords d’un camp humanitaire (on le voit à son bracelet) et il n’y avait pas moins d’une cinquantaine de personnes à moins de 3 mètres de la scène. Mais rien n’y fait, la photo de Carter devient le symbole de la cupidité journalistique et le point de départ d’une réflexion sur l’éthique du photo reporter. Le débat, inhérent au métier, continue et le vautour de Kevin Carter est régulièrement cité en exemple. Aujourd’hui on a plutôt tendance à penser que les images de ce type sont fondamentales. Néanmoins les limites restent floues, déterminées par l’éthique du journaliste lui-même ou bien de la rédaction des journaux-clients. Toujours est-il que l’histoire de Kevin Carter finira tragiquement puisqu’il se suicide 6 mois après, physiquement à bout et hanté, dit-il, par « les souvenirs persistants des massacres et des cadavres ».

Je vous conseille enfin ce très bon documentaire produit par Arte, Photographes contre l’apartheid, basé sur le journal intime de Ken Oosterbroek et les témoignages de Joao Silva. Il retranscrit précisément les événements liés à la fin de l’apartheid et l’implication des photographes dans ces conflits très violents. Vous découvrirez des hommes tourmentés, se demandant si ça vaut le coup et quelles sont les limites à ne pas franchir, sans pour autant arriver à freiner leur besoin de documenter la nature parfois extrême de l’être humain.

Pour une autre réflexion sur la représentation de l’apartheid, voir l’article de Corbillot sur Invictus.

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